Kant ou bien Nietzsche ?

Publié le 24 Février 2016

Femme qui pleure. Picasso.
Femme qui pleure. Picasso.

Je lis Houellebecq après avoir passé six mois sur Sollers. Décidément, je découvre les grands écrivains avec un wagon de retard sur tout le monde. On ne peut pas dire que Houellebecq soit Stendhal; pourtant il est celui que j’ai pris le plus de plaisir à lire depuis La Chartreuse de Parme de mes 22 ans. Je ne peux pas non plus dire qu’il est le nouveau Flaubert ou Zola, parce que j’avoue ne pas vraiment les avoir lus. Leur problème était justement qu’ils n’étaient pas Stendhal. Donc Houellebecq, sans être Stendhal, écrit aujourd’hui comme j’imagine peut-être à tort qu’écrirait Zola ou Flaubert; quoique tout cela me paraisse somme toute assez hypothétique. Je me rends compte en fait que je ne connais pas vraiment les classiques; à l'exception faite de Stendhal, donc. On dira donc plus simplement, que Houellebecq s’inscrit dans la tradition française du roman philosophique.

Philippe Sollers pense que Michel Houellebecq est un nihiliste fini ; on peut le comprendre. Je n’en suis cependant pas certain. En fait, j’ai même plutôt l’impression que Houellebecq est un auteur terriblement sentimental, un blessé de la vie parmi tant d’autres (dont sans doute moi-même) ; donc somme toute, tout le contraire de la force solaire et de la gouaille joyeuse de Philippe Sollers. Il est vrai que Houellebecq entretient un art de la narration du désespoir ; cela ne l’empêche pas d’y trouver son compte. Sollers a dit plusieurs fois qu’un écrivain est avant tout la voix de son corps ; lui-même ayant été beau garçon toute sa vie, voilà un optimisme plus facile à endosser que le pauvre Houellebecq qui ma foi manque quand même de grâce et ne s’en cache pas. Sollers est donc optimiste, libertaire, et amoureux de la vie, là où Houellebecq est quasiment fasciné par ses côtés morbides et la lutte interindividuelle d’un point de vue très naturaliste. Pour lui, il est clair que la nature est une belle saloperie. Tout le contraire de l’humanité, qui malgré son caractère des plus vils, est justement parvenu à inventer l’humanité ; soit tout le contraire de la nature. Dans la nature, la loi est celle du plus fort. Les plus faibles sont voués aux humiliations ; surtout, note-il, chez les mammifères les plus évolués. Dans sa catégorie, l’homme bat toutes les espèces. Livré à son instinct sauvage, l’homme est celui qui est capable des pires atrocités ; et nous sommes obligés de reconnaître qu’il n’a pas tort. Seule la loi humaine peut protéger un tant soit peu l’homme de l’homme ; ou dit autrement, l’humain du primate. Le génie de l'homme qui le protège de la violence de la nature, n'est rien d'autre que l'institution de la morale. D’où son kantisme affiché, Kant est à ses yeux celui qui a raison contre tous les autres. Il n’y a qu’une seule morale universelle, celle qui protège la dignité de chacun, et il n'y a qu'un seul déclin civilisationnel, celui du libéralisme total qui prône le retour à l'individualisme. Donc, contrairement à l’aristocratie sollérienne, Houellebecq est évidemment contre Nietzsche qu’il trouve surfait. Avec d’autres, il pense même que la morale naturaliste du surhomme chez Nietzsche ne peut que déboucher sur le nazisme. Dans un certain sens, même si on pourrait défendre Nietzsche avec fouge et arguments, au fond, on sait qu’il n’a pas tort. Évidemment, à être encore parmi nous, Nietzsche rétorquerait que Houellebecq est un décadent, une femmelette pleine de ressentiments. On pourrait d’ailleurs facilement tenir ces propos en le lisant et en voyant son image ; Houellebecq est non seulement vraiment laid, mais on dirait qu’il entretient cet image et se complaît dans une petite vie sans horizon ni relief; ce qui peut mettre mal à l’aise pas mal de gens, il faut bien l'avouer. D’où la conclusion de Sollers sur le nihilisme de Houellebecq ; bien que sûrement, le fond de son propos soit plus complexe. Quelle est donc notre position personnelle entre ces deux grands auteurs français contemporains ? Un entre-deux ; sans doute. Expliquons-nous ! Je ne partage ni la vie jupitérienne, pleine de luxure bien heureuse de Philippe Sollers, ni ne veut complètement me résigner à une vie profondémdent banal et pleine de tristesse retenue à la Michel Houellebecq. Mais dans les faits, sur plusieurs points, j’arrive à m’identifier à chacun d'entre eux. Quelle antinomie ! Vraiment, nous nous demandons comment vous faites ? Mon expression d’usage est dorénavant celle de la souplesse spirituelle ; ce qui n’a rien à voir avec une quelconque illumination religieuse mais une bonne dose d'imagination prospective. Je partage en effet, un certain soleil plein de goûts prétentieux et sûrs de lui, ce qui est plutôt italien à la manière de Sollers et contre Houellebecq (qui lui déteste l'Italie, les Italiens et les Italiennes "tellement sûre de leur beauté qu'à la fin rien ne se passe »); avec la grande sensibilité et un fond d’amour non comblé mais assumé à la manière de Houellebecq, et donc contre Sollers. En effet, des fois, j’ai sacrément envie de pleurer. Cela ne m’empêche pas de prendre généralement la vie avec bon goût et un certain trait d’humour.

Dans Les particules élémentaires, à la manière des grands romanciers du 19e siècle, Houellebecq parvient à une critique pleine d’esprit et de prémonition (le livre a été écrit en 1998 et a facilement eu 10 ans d’avance sur l'air du temps) contre le libéralisme et la modernité tardive. Cela lui aura d'ailleurs valu son image de provocateur cynique; moi je pense au contraire qu'il fait preuve de beaucoup de courage et il en faut pour affronter la vie avec lucidité. Dans sa romance, car je le répète, nous avons affaire ici à un grand sentimental, avec un pouvoir de narration inégalé parmi les auteurs de sa génération, Houellebecq décrit entre autres la manière dont la soi-disante libération a ruiné la vie d’Annabelle, jeune femme dont la grande beauté, "dans le grand suicide occidental qui est le nôtre" (les mots sont de lui-même), ne pouvait que laisser présager d’un destin tragique. Au fond, Houellebecq est sentimental, car il est terriblement nostalgique des grands amours éternels et il est malheureux de les savoir perdus dans ce monde de dingues qui est le nôtre aujourd'hui. Sollers, lui se protège de cette idée à sa manière, toujours dans la fuite, lui, qui paradoxalement est marié depuis bientôt 50 ans à la même femme... Tous le deux - donc Sollers et sa femme - s'en sont d'ailleurs expliqué dans un livre au propos intéressant : Du mariage considéré comme l'un des beaux arts. Livre qui au demeurant a un titre magnifique.

Qui a raison qui à tort ? Kant ou bien Nietzsche ? Il y a encore peu de temps, une ou deux années pas plus, je n’aurai pas hésité une seconde. Nietzsche est celui qui a raison. Aujourd’hui, faisant toujours les choses soit bien avant soit bien après tout le monde, après avoir dévoré le début de l’œuvre de Houellebecq d’un seul trait - Houllebecq suggérant lui-même de le lire chronologiquement (j’en suis ainsi à l’an 2000) - je dois avouer mon choc qui fait que je serai dorénavant beaucoup plus nuancé. Décidément, la littérature est en train de supplanter chez moi la philosophie. Quelle capacité à nous faire saisir l'essentiel ! Chapeau l'artiste. À ce titre, j’ai vu aujourd’hui un petit enfant pleurer. Un petit bout d'homme dans un orphelinat asiatique sur internet. J’ai eu mes tripes qui se sont broyées. J’ai senti son besoin d’amour non comblé; ce qui m'a fait plutôt mal. Quelle spectacle insupportable que celui d'un enfant qui pleure, non pas par caprice, mais par manque d'amour légitime. C’est là l’effet Houellebecq. Et si on devait redevenir humain contre Nietzsche ? C'est promis, dorénavant je vais y penser. On verra bien sur quoi ça va déboucher.

Rédigé par Monsieur Yves

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